Tandis qu’au volant de la Model S, je conduis mon père à travers la Napa Valley, j’ai du mal à me détendre. Tout au long du trajet, malgré le paysage vallonné et couvert de vignes, j’ai eu l’œil rivé sur le niveau de la batterie figurant sur le petit écran tactile situé derrière le volant, qui fait office de tableau de bord numérique. Ce niveau, placé sous le compteur de vitesse au centre de l’écran, affiche «l’autonomie officielle» calculée à l’issue des tests réalisés par l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA), c’est-à-­dire la distance maximale que la voiture peut parcourir en une charge, en conditions de conduite normales. Selon l’EPA, la Model S a donc une autonomie de 265 miles par charge (environ 425 kilomètres). Toutefois, une conduite agressive, beaucoup de montées ou de violents vents de face réduisent significativement la performance.


l'autonomie de tesla


 À l’inverse, une conduite tranquille, beaucoup de descentes et un bon vent arrière vous emmèneront bien au-­delà. Conduire une Tesla s’apparente à un jeu d’échange d’énergie: on consomme de la batterie essentiellement lors des accélérations.

Mais on la reconstitue grâce au système de récupération d’énergie lié au freinage, qui s’active dès qu’on lève le pied, ce qui a pour effet de ralentir la voiture et de convertir son énergie cinétique en énergie chimique. Ce procédé accroît l’autonomie du véhicule.

 Même si l’ordinateur indique encore 120 miles (190 kilomètres) d’autonomie, les 60 miles (95 kilomètres) pour rentrer à San Francisco plus les 30 (45 kilomètres) pour aller travailler le lendemain m’invitent à la prudence. Les 30 miles de réserve peuvent s’évaporer sous l’effet d’une ou deux accélérations de trop.

Quand je suis inquiet, j’ai des tics; je m’étire le cou, ou bien je me presse rapidement les ongles un par un avec les pouces, comme dans une boucle d’hyperactivité. Au volant, ce jour-­là, je fais les deux.

Je suis nerveux parce que la perspective d’échouer sur le bord de la route, batterie à plat, est éminemment désagréable. Dans cette éventualité nous n’aurions pas d’autre choix que de faire remorquer ou de pousser la Model S, tête basse et honteux, jusqu’au point de recharge le plus proche. Nous pourrions nous brancher dans une station-­service ou dans le garage d’un particulier, mais l’une ou l’autre option n’aurait rien d’enviable. Outre la gêne d’avoir à expliquer à un inconnu pourquoi notre voiture à 100 000 dollars est en panne, il faudrait nous tourner les pouces pendant que celle-­ci se recharge à un filet énergétique, au rythme de 8 kilomètres d’autonomie par heure. (Une prise de 220 volts à 30-50 ampères, utilisée pour un sèche-­linge, par exemple, fournit environ 50 kilomètres d’autonomie par heure.)

Cet état fébrile est celui auquel renvoie «l’angoisse de l’autonomie» exprimée par les gens. À la différence des batailles juridiques de Tesla contre les concessionnaires et les revers liés aux incendies, elle nuit aux voitures électriques depuis des décennies.


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L’expression en anglais (range anxiety) apparaît pour la première fois en 1997 dans un article sur l’EV1 de General Motors, publié par le San Diego Business Journal. Mais elle ne se popularise qu’à partir de juillet 2010, quand GM la fait déposer dans le but, explique le constructeur, de «sensibiliser le public aux capacités des véhicules électriques». L’entreprise est à six mois du lancement de la Chevy Volt, une berline hybride rechargeable. Les critiques charitables se rangeront à l’argument du constructeur selon lequel il a protégé l’expression pour en neutraliser l’usage négatif à l’égard des voitures électriques. Moins généreux, d’autres avanceront que l’inquiétude de l’opinion bénéficiait aux ventes de la Chevrolet Volt à propulsion électrique, mais dont l’autonomie était prolongée par un moteur à essence. Les plus sévères iront jusqu’à penser que GM, dont la rentabilité aurait beaucoup souffert si les voitures électriques s’étaient popularisées trop vite, avait tout à gagner à promouvoir et à entretenir la notion de range anxietyTM. Quoi qu’il en soit, la polémique est désormais sans objet. GM a cessé de protéger l’expression en 2011. Et, depuis 2016, le constructeur a son propre véhicule électrique longue distance à promouvoir avec la Chevrolet Bolt1.

Le fait même que GM ait voulu protéger l’expression «angoisse de l’autonomie» comme une marque montre l’importance de cette menace contre la voiture électrique. «Nous qualifions ce phénomène de range anxiety et il existe bel et bien, expliquait un porte-­parole de GM avant le lancement de la Chevrolet Volt. Nous devrons y être très attentifs quand nous commercialiserons cette voiture.» GM a positionné la Volt hybride d’abord comme une voiture et ensuite comme un véhicule électrique, parce que, ajoutait-­il, «les gens ne veulent pas tomber en panne en rentrant chez eux après le boulot».

Ce genre de déclarations dessert plutôt les voitures électriques dont l’autonomie est, dans la plupart des cas, largement suffisante pour répondre aux besoins quotidiens de leurs utilisateurs. Selon le ministère des Transports, le conducteur américain moyen parcourt seulement 37 miles (60 kilomètres) chaque jour. En 2016, une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT) portant sur les habitudes de conduite des Américains a calculé qu’avec ses 70 miles (112 kilomètres) d’autonomie, la Leaf de Nissan pouvait remplacer 87% des voitures en circulation.

L’angoisse de l’autonomie est exacerbée par les effets du froid sur la performance des voitures électriques. Le test malheureux réalisé en hiver par un journaliste du New York Times à bord d’une Model S a entretenu l’idée que la voiture n’était pas adaptée aux climats froids. Le reporter raconte qu’ayant dû éteindre le chauffage et réduire sa vitesse pour prévenir l’épuisement de la batterie, il s’était gelé les pieds et les mains. Consumer Reports a relevé que sa Model S n’avait pu couvrir que 176 miles (280 kilomètres) au lieu des 240 affichés au tableau de bord (386 kilomètres). Sur les forums en ligne, des propriétaires de Tesla se sont plaints des mêmes effets et une enquête de PlugInsights auprès d’une centaine de détenteurs de voitures électriques a montré que les Leaf de Nissan et les Focus Electric de Ford perdaient entre 25 et 50% d’autonomie par temps froid.

Le froid a deux effets négatifs sur les batteries. D’une part, il ralentit les réactions chimiques, ce qui diminue la production d’électricité; de l’autre, il incite à mettre le chauffage, ce qui les sollicite davantage. Tesla affirme que la Model S perd 10% d’autonomie à basse température.

Les effets semblent varier selon les témoignages. Plusieurs conducteurs norvégiens se sont dits contents des performances hivernales de leur voiture, l’un d’eux estimant perdre entre 10 et 20% d’autonomie sur longue distance par conditions climatiques difficiles. En revanche, après avoir roulé une centaine de miles (160 kilomètres) tous les jours pendant un mois par températures négatives, un propriétaire du Massachusetts a déclaré une perte d’autonomie d’environ 40%.

Quels que soient les chiffres, le problème posé par cette baisse de performance due au froid était pour Tesla inséparable de celui de l’angoisse d’autonomie, dans la mesure où l’entreprise s’employait à convaincre les acheteurs, partout dans le monde, que l’achat d’une Model S était une bonne affaire. Le constructeur ne pouvait pas compter indéfiniment sur la sympathie de ses clients vivant sous le climat tempéré de la Californie.

Les sceptiques répètent depuis longtemps que faute d’infrastructures, les voitures électriques auront du mal à s’imposer auprès du grand public. Une étude de PricewaterhouseCoopers menée en 2009 estimait que l’inadéquation des infrastructures les limiterait aux déplacements de proximité. Comme l’a conclu Scientific American, c’était «la quadrature du cercle de la voiture électrique». Certes, on a dit la même chose des ampoules électriques de Thomas Edison. Leurs détracteurs pensaient que le marché continuerait à privilégier les lampes à gaz qui bénéficiaient d’infrastructures solides. Peu de temps après qu’Edison a présenté en grande pompe ses ampoules dans son laboratoire de Menlo Park en janvier 1880, un certain F. G. Fairfield, titulaire d’un doctorat de l’école vétérinaire du New York College, conjecturait dans un courrier adressé au New York Times qu’«en l’état, pour des raisons autant pratiques et économiques que scientifiques et optiques, le système d’Edison n’est pas en mesure de concurrencer le gaz».

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En fait les ampoules n’étaient qu’un des éléments d’un système complet (comprenant générateurs, câbles, compteurs et interrupteurs) pensé par Edison. Pour le rédacteur de la Harvard Business Review, Josh Suskewicz, c’est là que résidait la véritable innovation d’Edison, dans cette vision systémique: «Une ampoule électrique sans accès facile à l’électricité est une fantaisie, avec accès, c’est une révolution mondiale.»

Pour ses voitures, Tesla a imaginé un réseau mondial de «Superchargers». Recharger entièrement une Model S à partir de son domicile prend des heures en raison de la puissance limitée des installations, mais moins d’une heure à partir d’un Supercharger envoyant jusqu’à 120 kilowatts à la batterie. La voiture peut ainsi retrouver 170 miles (270 kilomètres) d’autonomie en trente minutes. Comme un chargeur à domicile, le Supercharger se connecte à la voiture par un port intégré, caché par un volet, à l’endroit où l’on trouverait habituellement le bouchon du réservoir à essence. Tesla entend installer ces bornes sur tous les longs trajets empruntés par les propriétaires de ses voitures.

La recharge rapide ne l’est pas autant que les pleins réalisés à la pompe en cinq minutes, mais elle revient moins cher. Tesla a offert les recharges aux propriétaires qui ont acheté leur Model S ou Model X avant janvier 2017. Après janvier 2017, l’offre a été limitée à 400 kWh par an (soit 1 000 miles ou 1 600 kilomètres environ), au-­delà desquels les conducteurs doivent verser une petite somme. Le constructeur s’est également efforcé de placer ses bornes à proximité de magasins et de restaurants afin que les conducteurs puissent se distraire pendant la recharge, processus qu’ils peuvent vérifier à distance sur l’appli Tesla de leur téléphone intelligent.

Tesla avait déjà discrètement installé six Superchargers en Californie quand Musk a annoncé cette technologie le 24 septembre 2012, lors d’une réception organisée devant le studio de design de l’entreprise, à Hawthorne. L’entrepreneur a alors promis d’en équiper la plus grande partie des États-­Unis en deux ans, ainsi que le sud du Canada en cinq ans. Les invités n’ont pas su trop quoi penser de cette annonce, en raison peut-­être du ton hésitant de Musk qui, malgré les sons et lumières, a atténué la portée du message. Les fans ont à peine applaudi.

Musk a ajouté qu’il installerait des auvents solaires au-­dessus des bornes afin que les stations génèrent plus d’électricité que les voitures n’en consomment. (À ce jour, la promesse reste à tenir, une poignée seulement de stations étant équipées.) La nouvelle a de nouveau été mollement accueillie. Musk semblait pourtant s’être préparé à un accueil euphorique. À ses yeux, ce devait être une journée historique, au même titre que l’amarrage réussi de SpaceX à la station spatiale internationale six mois plus tôt. Mais rares ont été ceux qui ont mesuré l’importance de son annonce. Le lendemain, la presse n’en a fait qu’un modeste écho.

Ce soir-­là, Musk a toutefois lâché une petite bombe qui promettait une sortie en fanfare du statu quo pétrolier. Sachant que, dans l’esprit des gens, l’autonomie limitée des voitures les confine aux trajets courts, il a invoqué la liberté. Non seulement les Superchargers remédieraient à cet inconvénient, mais ils ouvriraient la voie à de nouvelles autoroutes électriques. Branchés sur l’énergie solaire, les propriétaires de Model S pourraient s’affranchir des pires effets du carburant. Puis, Musk a prononcé sa petite phrase ciselée pour frapper l’imagination: «Vous voyagerez gratuitement, éternellement, grâce au soleil.»

Fin janvier 2014, Tesla avait achevé d’équiper en Superchargers un corridor permettant aux conducteurs de Model S de rallier New York depuis Los Angeles sans dépenser un centime en énergie. La route passait par le nord en traversant le Colorado, le Wyoming, le Dakota du Sud, le Minnesota et l’Illinois avant de redescendre sur New York à partir du Delaware. C’était un trajet que Musk et son frère Kimbal avaient déjà fait en 1994, au volant d’une vieille BMW 320i.

Quelques jours plus tard, Tesla organisait un rallye transcontinental afin de prouver que la Model S pouvait s’engager sans problème dans une traversée au long cours, même au cœur de l’hiver. Deux Model S rouge vif, conduites par des membres de l’équipe Superchargers, ont quitté le studio de design du constructeur le jeudi 30 janvier peu après minuit. Tesla avait prévu leur arrivée au City Hall (hôtel de ville) de New York dans la soirée du 1er février, la veille du 48e Super Bowl qui se jouait dans le New Jersey, juste en face de l’État de New York, au MetLife Stadium d’East Rutherford. Les voitures devaient traverser les contrées les plus enneigées et glaciales du pays au plus froid de l’hiver.

Le voyage a pris un peu plus longtemps que prévu. Dans les Rocheuses, la colonne de voitures a dû affronter une terrible tempête de neige qui a entraîné la fermeture du col de Vail au Colorado et transformé l’entrée au Wyoming en patinoire. Quelque part dans le Dakota du Sud, une des camionnettes diesel de l’assistance logistique est tombée en panne, obligeant ses occupants à rejoindre leurs camarades à Chicago par avion. Et, en Ohio, l’équipage épuisé a foncé à travers des pluies torrentielles pour boucler le dernier tronçon au plus vite.

Il était 7 h 30, le dimanche 2 février, lorsque les deux Model S ont débouché sur City Hall par une matinée tiède et ensoleillée. Il leur avait fallu 76 heures et 5 minutes (soit un peu plus de trois jours) pour parcourir 3 427 miles (5 515 kilomètres), dont 15 heures et 57 secondes en recharge. De quoi mériter un Guinness World Record du temps d’immobilisation le plus court pour une voiture électrique traversant les États-­Unis. Selon Tesla, chaque véhicule avait économisé 435 dollars de carburant.


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Les voitures sont arrivées à New York cent onze ans après qu’Horatio Nelson Jackson, un médecin âgé de 31 ans, et Sewall K. Crocker, un réparateur de vélos de 22 ans, ont réalisé la première traversée des États-­Unis en «voiture sans chevaux». Il n’y avait pas d’autoroutes à l’époque. Et même, moins de 150 miles (240 kilomètres) de routes en dur. Horatio Jackson s’était embarqué dans cette aventure au printemps 1903, après que des amis de San Francisco avaient parié qu’il ne parviendrait pas à rallier New York au volant de sa Winton rouge cerise. Il voulait prouver que l’automobile «était davantage qu’un jouet de riches pour de courts trajets en ville», selon le narrateur du documentaire Horatio’s Drive, réalisé par Ken Burns.

L’angoisse de l’autonomie était déjà une réalité pour Horatio Jackson et ses homologues et le serait encore plusieurs années. La Winton étant tombée en panne sur le trajet, Sewall Crocker a dû faire une quarantaine de kilomètres à vélo pour atteindre la ville la plus proche et en rapporter de l’essence à pied, après avoir eu une crevaison en route. La première station-­service n’a ouvert aux États-­Unis que dix ans après l’épopée des deux hommes et cinq après le lancement de la Model T d’Henry Ford.

Horatio Jackson et Sewall Crocker ont franchi des torrents et emprunté des routes de montagnes qui n’étaient pas faites pour les voitures. Ils ont dégagé des rochers à la force des bras, erré trente-­six heures sans manger après s’être perdus dans les badlands du Wyoming, se sont embourbés dans un marais jusqu’au plancher de la voiture. La Winton a survécu à un embrayage cassé, une durite d’huile bouchée et un réservoir à essence fissuré, entre autres avaries. Mais à 4 h 30 à Manhattan, le 26 juillet, accompagnés d’un bull-­terrier recueilli en cours de route, les deux hommes ont remonté triomphalement et en silence une 5e Avenue déserte. Les 7 250 kilomètres de voyage leur avaient pris soixante-­trois jours et 8 000 dollars. Mais ils les avaient bouclés.

En comparaison, le Rally transcontinental de Tesla a été une promenade de santé. Les deux voitures électriques rutilantes ont achevé leur circuit à New York en traversant le pont de Brooklyn au lever du soleil. Les montagnes étaient loin derrière elles, la glace sur les garde-­boue avait fondu et le ciel viré au grand bleu. Un rayon de soleil brillait entre les tours de Manhattan, illuminant le passage.

Déjà, les incendies ne devaient plus avoir raison des espoirs de Tesla, ni la guérilla des concessionnaires couper l’élan d’Elon Musk. Et là, Tesla portait un coup sérieux à l’angoisse de l’autonomie en triomphant d’un des derniers obstacles à la diffusion des voitures électriques. Par sa seule volonté, Elon Musk, comme Horatio Jackson avant lui, venait d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire du transport.

 [1]En novembre 2018, General Motors a annoncé la fin de la production de son hybride Chevrolet Volt à compter du 1er mars 2019. (NdT.)